Considérations tempestives sur états de langue et autres tournures
seuil de la douleur
 

« Apocope»

est un joli mot. Mais les apocopes sont souvent de vilaines choses, symptômes d'une culture obsédée par une course qui épuise et dont les adeptes n'ont de cesse que de la poursuivre, à la poursuite de je ne sais quoi, jusqu'à nous ne savons où, pour une durée qu'eux-mêmes ignorent.

La manie-apocope : réflexe reptilien (et moutonnier) du langage — comme des jambes qui ne cesseraient de courir, alors que les corps qu'elles sont sensées conduire sont déjà tombés dans le précipice. — MANIE D'UN LANGAGE COURT de personnes raccourcies ainsi que des canards sans têtes à qui il reste le bec.

accu actu docu doc appli app psy pro éco écolo bio synthé méga giga nano (préfixe, comme dans nanomètre, mais apocope dans les nanos pour nanotechnologies)
micro (celui-ci désigne au moins deux objets distincts)
appart dico archi (pour architecte — entendu ce matin chez le marchand de journaux)
désintox intox intello porno maso (sado n'est pas une apocope, pas plus que franco dans franco-tunisien) récap récup ado expo clito rando muscu veille épidémio (entendu ce midi sur Radio France International, à propos d'Haïti frappé par un ouragan) éduc
Sans oublier... les vénérables piano prof et les anciens, toujours fidèles au poste de l'abrev : télé ciné auto photo kilo — Ces derniers pouvant également assumer une fonction de préfixe (télémètre, cinéphile, photovoltaïque, kilomètre).
Le cas ciné (presqu'aussi ancien que le signifié correspondant) a la particularité d'être l'apocope de cinéma, lui-même apocope de cinématographe.

Il est à noter que doc, récemment réapparu dans le sens de document, a pu être employé dans le sens de docteur sous lequel il ne s'est pas, en français, imposé.
Je mets à part extra et super. En tant qu'adjectifs, ces deux signifiants sont à peu près synonymes. Y a-t-il des apocopes adjectifs ? Extra n'est pas synonyme d'extraordinaire. En tant que substantif, UN extra ne me paraît pas être l'abréviation d'un mot plus long. UN super s'emploie sans doute dans quelque idiolecte (langue sauvage ou sectorielle, commerciale ou autre). DU super peut s'entendre comme apocope de supercarburant. Mais généralement, super et extra, purs adjectifs ou adjectifs substantivés, n'ont pas leur place dans notre collimateur.
Les méga et giga mériteraient un commentaire particulier.
Les ci-dessus mentionnés accu et synthé ont la particularité d'être des apocopes d'objets techniques (relevant de la classe des jargons — celui des électriciens ou mécaniciens et celui des musiciens).

Ce qui est nouveau n'est pas tant l'apocophilie mais un nouveau degré, probablement sans précédent, de fureur-apocope et peut-être d'hétéro-hypnose apocondriaque.

Sans bien sûr oublier... homo et hétéro, lorsqu'ils signifient (sans le radical sexuel dont ils ne sont, à l'origine, que les préfixes) l'orientation sexuelle. Orientation sexuelle... encore une drôle et nouvelle façon de parler, et peut-être aussi un signe, parmi tant d'autres, d' une novlangue, d'un effrayant nouveau parler dont nous aurons peut-être l'occasion de reparler.


 

50 ans après,

le comité Nobel se décerne le prix Bob Dylan.


Il n'a pas fallu moins d'un demi-siècle pour que le comité Nobel se décide à considérer Mr Tambourine man (sorti en 1965) comme de la littérature.
Pour mémoire, c'est 16 ans après la première d'En attendant Godot (1953) que Samuel Beckett fut abasourdi par l'hommage rendu à son talent aussi grand que modeste par le prix suédois (1969). — Il n'est d'ailleurs pas allé le chercher, demandant à son éditeur de bien vouloir le faire à sa place.
Beckett distingué ? C'est peu probable. Certains prix, et le Nobel en premier lieu, s'auto-distinguent en prétendant distinguer des auteurs déjà éminents qui, souvent, n'ont plus grand chose à retirer de ce décorum, ou même — comme Sartre et Beckett — qui n'en veulent pas.
Bob Dylan, ancien jeune homme en colère (mais peut-être a-t-il conservé un peu de son humour d'antan), ne crachera pas dessus. Pourtant, ce ne sera pour lui qu'une obole de plus, comme un laurier supplémentaire, un Rock and Roll Hall of Fame parmi tant d'autres.
 

Bob Dylan

s'accorde le prix de l'insolence.


En fait, Bob Dylan crache à sa manière sur le prix Nobel.
Nobel Academy Member Calls Bob Dylan's Silence 'Arrogant' | Billboard | Associated Press
Bob Dylan es “descortés y arrogante”, según un miembro de la Academia de los Nobel | Cultura | EL PAÍS
« El escritor Per Wästberg reprocha al cantautor no responder a las llamadas de la institución sueca ni darse por aludido por el premio » — « L'écrivain Per Wästberg reproche à l'auteur-interprète de ne pas répondre aux appels téléphoniques de l'institution suédoise et de ne pas se sentir concerné par le prix. » — Le 22 octobre 2016.
 

Comédie suite et non fin

Dans un échange avec la journaliste Edna Gundersen le poète-star dit qu'il se rendra à Stockholm "Absolutley... If it's at all possible".


Les deux parties de cette réponse sont évidemment contradictoires. Le cronope Dylan défie ainsi non seulement les fameux du Nobel mais aussi le principe de non-contradiction cher à Aristote. — La conjonction "if" après "absolutely" effritant la valeur de certitude que cet adverbe est supposé contenir.

Telegraph.co.uk 2016

La vraie réponse (facile) au palpitant suspense (Ira-t-il ? N'ira-t-il pas ? Acceptera-t-il ? N'acceptera-t-il pas ? Acceptera-t-il tout en n'acceptant pas ? N'acceptera-t-il pas tout en acceptant ?) est à cette heure dans l'expression toute dylanienne :

"The answer my friend is blowin’ in the wind."

Expression parfaite d'une posture aléatoire, expression au demeurant intraduisible en français et même pas univoque en anglais.
Cronopes et fameux
Cette charmante comédie (cas d'école offert par la rencontre sur une planète exténuée de la pesante institution Nobel et d'un — peut-être — léger-comme-l'air vieux poète)..., cette confrontation me fait penser au mythe éternel des cronopes et fameux, puissante typologie des caractères proposée par le non moins pérenne (avec ou sans Nobel) Julio Cortázar.
Quant à moi, j'en reste là. — Le 29 octobre 2016.