Amour et marchandise chez Elvis Presley

D'un voyage à Lorgues (Var), en avril 2023. — Sur la rocade de Nîmes saturée, comme souvent, par le trop plein du trafic, lorsque le conducteur impatient, pris dans une circulation par à-coups abrutissante et fastidieuse, cherche un dérivatif..., découvert la chanson d'Elvis Presley One-sided love affair. — Je la tenais en réserve depuis plusieurs années, enregistrée sur un CD, mais elle m'était passée à côté. Cette fois, elle m'a littéralement frappé, plu, amusé, conquis. L'interprétation en est ardente, intense (Pourrait-il en être autrement s'agissant d'Elvis ?) et l'ensemble loufoque (cas non unique chez ce grand interprète). — L'amour sous la métaphore d'un contrat commercial... (Comparer avec le Code civil napoléonien, titre V dit Du mariage, chapitres premier à VIII... Versions de l'amour où celui-ci ne règne pas de façon impérieuse ou capricieuse mais se régule sous forme contractuelle. Une anthropologie morale trouverait amplement à méditer à voir ainsi les formes indomptées du sentiment — flamme romantique, désir débridé, pulsion immaîtrisée et le cas échéant destructrice — formatées par la régulation bourgeoise et l'esprit de gestion. Ironie et source d'étonnement que de voir se rapprocher — jusqu'à un certain point — une police sentimentale conçue par un aréopage de juristes conservateurs et — en d'autres temps et sous d'autres cieux — un produit récréatif sorti d'un populaire studio de Rythm & blues. Similarités et différences...).
Good understanding et fair exchange sont garanties de no robbery. La chanson vante la réciprocité comme donnant-donnant et transforme l'amour en transaction équitable. Principe du donner-recevoir : If you know you can't take it, well baby, why try to give it ? Il me semble que ce credo si fortement proclamé pourrait être la prestation survoltée (le boniment endiablé) d'un marchand de camion à friandises nouvellement converti à la loi du commerce appliquée à tout, rempli de sa conviction, de sa foi authentique, emporté sans remède dans la trépidation machinique d'un monde moderne alors au sommet de sa puissance... et faisant sans complexe l'économie de tout contrepoids. Triomphe d'une foi aussi simpliste que sûre d'elle, sans mécanisme de correction ou de rappel vers une doctrine plus pondérée.
Plus tard, j'écoutais One-sided love affair en boucle sur les petites routes zigzaguant parmi les pins et les chênes blancs du sud-est de la France, environnement colonisé par la ferveur pavillonnaire et la loi du chacun chez soi, selon des principes d'aménagement correspondant à une variété mythologique plus morose et moins assurée (avec — écho servile d'un américanisme sécuritaire et pourrissant — les inévitables panneaux installés aux entrées des lotissements : Voisins vigilants), mentalité incertaine bien caractéristique de notre époque, héritière épuisée de cette ère d'apothéose où coïncidèrent le triomphe de la société de masse, l'extase de la consommation et les débuts ondoyants d'Elvis Presley (personnage multiforme et polysémique, en quête perdue d'unité, secrètement travaillé par l'angoisse et la dualité).
Cette chanson pourrait être comparée à d'autres et située dans le répertoire riche et contrasté du grand rockeur (Reluctant rebel, selon les termes d'un des nombreux essais biographiques qu'il inspira)... au carrefour des contradictions.

Elvis: Rock-and-Roll’s Reluctant Rebel, Glen Jeansonne & David Luhrssen. History Today. Volume 57, Issue 8. August 2007.