Tristes Tropiques
Ce livre retrace les missions ethnologiques d'un jeune universitaire français au Brésil. — Le texte traite aussi bien de la structure sociale des groupes visités que du voyage lui-même, en caravane ou petits groupes, par pistes, sentiers, à travers les forêts ou par le réseau fluvial..., aventure éprouvante là où les voies de communication sont rudimentaires ou inexistantes.
Une fois la destination atteinte et le contact établi, le point de vue de l'ethnologue, recenseur et analyste, alterne avec celui du voyageur fasciné par la contemplation des corps et des décors. La recherche des rouages cachés n'étouffe en rien une approche plus immédiate, au contact des textures, des matières, des sons.
Même si aucune lignée ni individu n'est réellement suivi dans son devenir particulier, même si le texte ne déroule pas de récits de vie, d'aventures ou d'expériences développées impliquant des Indiens, l'ouvrage est aux antipodes d'un traité désincarné. Les ambiances, les caractères, les humeurs, les différences personnelles et de statut, la part ingrate de certaines positions dans un ensemble néanmoins harmonieux qui ne connaît pas réellement l'oppression, la manière dont certains privilèges s'accompagnent de difficultés et d'obligations qui leur sont propres, la manière dont le masculin et le féminin ne sont pas des classes homogènes, chacune étant parcourue de différences, de nuances, et même de subdivisions plus ou moins formalisées..., tous ces traits de physionomie font l'objet d'aperçus qui confèrent à l'ouvrage un aspect humain très concret. Il en résulte un tableau où le primitivisme des sociétés (leur développement technique ne dépasse pas l'âge de pierre) n'exclut en rien les nuances et la complexité.
Hormis les Caduveo, dont le cas est particulier
[0], on peut qualifier de conviviaux les groupes indigènes visités (chaque personne est chaleureusement inclue dans le réseau familier de l'ensemble) sans oublier pour autant l'existence normale ou la survenue temporaire de séparations et de conflits : violences qui opposent parfois des tribus ou des clans, éléments de hiérarchie qui habitent les tribus, existence de chefs et nécessité d'être un homme pour accéder à cette fonction...
On apprend même qu'une tribu officiellement égalitaire cache une différence de richesse entre deux moitiés non-nommées qui la composent, et cela en contradiction avec les appellations officielles qui ne recoupent pas la démarcation réelle mais la masquent (Ce qui déçoit et scandalise l'observateur français lorsqu'il découvre la supercherie. Voir ci-dessous :
Richesse et pauvreté en pays bororo). Néanmoins, il existe des femmes plus éminentes que certains hommes, plus affranchies, plus aventureuses dans leur rapport à l'espace naturel (Nambikwara). Si telle petite fille est proposé en mariage par le chef à un allié, celui-ci, d'une génération nettement plus âgée que sa promise, peut l'adorer et s'attendrir devant elle comme le feraient à la fois un oncle, un frère et un futur mari. La petite fille est certes soumise à un intérêt collectif qui la dépasse, mais elle n'en est pas réduite pour autant à un statut de simple instrument, la finalité de son bien-être demeure, elle reste une interlocutrice dans un dialogue affectif (Tupi-Kawahib). Si le chef a plusieurs épouses, les célibataires lésés peuvent partager une même femme (Tupi-Kawahib). Une polygamie cohabite ainsi avec une polyandrie. Ailleurs, le déséquilibre est adouci par une part d'homosexualité chez les célibataires (Nambikwara). Les chefs sont rarement des tyrans, ils sont parfois surchargés par la communauté qui se repose sur eux. Quelques-uns sont occasionnellement habités par l'inspiration, ce qui enchante les autres. Parfois dangereux dans leur agitation délirante, il sont alors contenus sans ménagement par leurs proches subordonnés (Tupi-Kawahib).
Si on accepte la notion de sociétés primitives, on doit aussi noter que les groupes visités ont cette particularité d'être devenus, au cours des générations, de plus en plus primitifs. Contrairement au fantasme (au primitivisme intellectuel fréquent en Occident) associant l'idée fausse de sociétés sans histoire aux sauvages, l'état social de ces derniers, et le dénuement qui est le leur au XXe siècle, sont le produit de leur histoire.
Tristes Tropiques n'est pas exactement un livre d'histoire, mais une vision historique sous-tend tout le texte. L'auteur se situe lui-même dans une corporation d'explorateurs-ethnologues remontant au XVIIe siècle. Il confronte ses propres observations avec celles de ses ancêtres professionnels, leurs ouvrages se révélant souvent fiables et d'une aide précieuse pour assurer ses propres interprétations. Grâce aux explorateurs ayant travaillé à des époques différentes, nous savons que les Indiens furent parfois remarquablement conservateurs. En attestent des goûts de consommation ou des éléments de culture sexuelle retrouvés inchangés à des siècles de distance dans un même groupe et qui le différencient des ethnies voisines. Ces permanences ne sont pas contradictoires avec l'évolution historique, l'Europe elle-même, en dépit de changements effrénés, ayant également maintenu à travers les siècles de nombreux éléments culturels.
L'histoire tragique vécue par les indigènes provient largement des bouleversements et des ravages produits par l'invasion européenne. De cette précarité historique, les Indiens ont eux-mêmes une conscience aiguë. Si quelques-uns défendent leur isolement et leur indépendance à coups de flèches, si certains, sans refuser tout contact avec les blancs, perdurent tant bien que mal dans ce qui leur est propre, d'autres choisissent de se fondre dans une ethnie voisine un peu moins exsangue que leur propre groupe (Tupi-Kawahib), d'autres encore acceptent finalement d'entrer dans la ruralité brésilienne, par le travail ou le mariage... Certains groupes furent aussi (vers 1914) assignés à résidence (Caduveo, chapitre Parana).
Tristes Tropiques est bel et bien un livre triste. L'auteur fut informé au plus près ou a directement observé ces cas de décadence et de reddition humaine par petits paquets. Il nous en fait part et nous aide ainsi à appréhender un phénomène essentiel de l'histoire de l'Amérique et du monde.
1935, 1955
Nommé en 1935 professeur de sociologie à l'université de Sao Paulo,
Claude Lévi-Strauss, désireux de se convertir à l'ethnologie, organise plusieurs expéditions dans l'intérieur du pays. — Le livre est composé de neuf parties :
La Fin des voyages, Feuilles de route, Le Nouveau Monde, La Terre et les hommes, Caduveo, Bororo, Nambikwara, Tupi-Kawahib, Le Retour.— La sixième partie,
Bororo, traite d'un voyage vers le territoire d'une tribu indienne et d'un séjour d'étude à son contact. Elle comporte elle-même trois chapitres. — Le premier,
L'or et les diamants, est consacré aux paysages traversés, aux difficultés du voyage, et à diverses rencontres faites en chemin. Une colonie de chercheurs de diamants fait l'objet, au passage, d'une saisissante petite monographie historique. — Le chapitre suivant,
Bons sauvages, rend d'abord compte de l'éblouissement visuel et sonore (musical) qui saisi le visiteur soudain immergé dans un village bororo.
La structure sociale est décrite. Quelques repères sont donnés sur l'histoire récente.
— Auprès du village visité, situé au bord du Rio Vermelho
[1], les tentatives d'évangélisation n'ont pas produit d'effets profonds ou durables. Ce n'est pas le cas d'autres communautés bororo auprès desquelles les missionnaires se sont montrés plus efficaces. — Le troisième chapitre concernant les Bororo,
Les vivants et les morts, traite d'aspects religieux (rites mortuaires) et idéologiques. —
Tristes Tropiques a été publié en 1955.
Vers les Bororo
Pesanteur matérielle oblige, le voyage pour atteindre ces détenteurs de secrets, ces dépositaires d'inestimables
clés anthropologiques, prend un temps considérable.
La mauvaise qualité
des voies de transport, si elle rend les voyages longs et
pénibles, va de pair
avec la préservation de poches de culture autochtone.
Plus accessibles les tribus eussent été plus facilement détruites ou absorbées.
Le trajet s'éternise, le niveau des moyens et de l'accessoire
se gonfle au détriment de l'objectif visé. La narration rend soigneusement compte de
cette
écume. Vingt-cinq pages lui sont dédiées, contre trente-six consacrées aux
Bororo eux-mêmes.
De quoi est-il question ? De villes coloniales qu'il a fallut rejoindre et
qui deviennent ensuite le point de départ de la phase tendue de l'aventure - tremplins vers un
dépaysement plus profond.
Cours-circuits historiques et impasses temporelles, témoignages des revers de fortunes d'une
contrée déshéritée du Nouveau Monde.
Villes au lustre décati...
Régions aurifères aux filons épuisés...
Parias du mirage diamantifère
voués à l'exil définitif, prisonniers de leur société parallèle...
Missionnaires catholiques sûrs de leur mission mais contraints au repli,
ayant dû prématurément rembaler leurs bibles et leurs crucifix,
accordant ainsi à la culture indigène un sursis pour quelques générations...
Voyage lent et difficile, gisement poétique aux confluents des
temporalités et des époques, parfois agréable au contact d'un pittoresque désuet,
mais souvent pesant ou
languissant au gré d'étapes qui font figure de mouvements immobiles.
Voyage omnibus, par voie fuviale...
« Tous les trente kilomètres,
le bateau s'arrêtait pour faire du bois à un dépôt ;
et quand c'était nécesaire, on attendait deux ou trois heures que le préposé soit
allé dans la prairie capturer une vache au lasso. »
« Le vapeur se glissait doucement le long des bras étroits ;
cela s'appelle négocier des estiroes.
(...) Ces estiroes se rapprochent
parfois à la faveur d'un méandre :
si bien que le soir on se trouve à quelques mètres à peine de l'endroit où l'on était
le matin. »
et par voie terrestre.
« J'ai perdu trois jours à déplacer ainsi
un tapis de rondins, long deux fois comme le camion,
jusqu'à ce que le passage difficile ait été franchi ; ou bien c'était le sable, et nous
creusions sous les roues, comblant les vides avec du feuillage. Quand les ponts étaient
intacts on devait néanmoins décharger pour alléger.
»
La lenteur du voyage est mise à profit par le paysagiste.
« De temps à autre, le camion passe à gué
des cours d'eau sans berge qui inondent le
plateau plutôt qu'il ne le traversent, comme si ce terrain - un des plus anciens
du monde et fragment encore intact du continent de Gondwana qui, au secondaire,
unissait le Brésil et l'Afrique - était resté trop jeune pour que les rivières aient
eu le temps de s'y creuser un lit. »
Originalité de la vision et précision à la rendre. Descriptions
qui poussent à l'extrême le pouvoir déconcertant de la réalité... J'imagine Marcel Proust au
Matto Grosso.
« L'Europe offre des formes précises sous
une lumière diffuse. Ici, le rôle pour nous
traditionnel du ciel et de la terre s'inverse. Au dessus de la traînée laiteuse du
campo les nuages bâtissent les plus extravagantes constructions.
»
[2]
Chez les Bororo
Enfin rendu à bon port, l'ethnologue peut commencer son étude. Des Bororo
il nous décrit d'abord l'habitat. L'observation se fait
à hauteur d'homme, dans un équivalent du plan rapproché cinématographique. Lévi-Strauss
distille ses impressions, les concentre et nous livre ce qui lui paraît être le génie de l'art bororo appliqué à la construction et la confection de leurs abris. Il en donne la souplesse comme trait majeur. — Aptitude
des panneaux occlusifs et mobiles à épouser le contour des corps en mouvement.
Il s'agit ensuite non pas d'habillement, car les Bororo vont davantage nus que
vêtus, mais de parure. Le texte renchérit sur l'étrangeté pour un
œil occidental de ces
agencements que les Indiens disposent sur leur corps et leur peau.
Loin de vouloir en atténuer l'exotisme il en démultiplie le pouvoir de
nous étonner par une batterie de comparaisons rares.
Ce qui fait figure pour nous d'altérité radicale, ce que nous plaçons au rang de bizarrerie intense, il le télescope avec des éléments de notre réalité la plus quotidienne ou de notre fond mémoriel européen quasi-folklorique. Image poétique débridée va main dans la main avec comparatisme (et relativisme) anthropologique. Le tout dans une absence sacrilège de rigueur méthodologique, sous le signe d'une inspiration et d'un principe de plaisir compatibles néanmoins avec une efficacité herméneutique remarquable et une portée pédagogique incontestable.
« Araras domestiques que les Indiens encouragent à vivre dans le village pour les
plumer vivants et se procurer ainsi la matière première de leur coiffures. Dénudés et
incapables de voler, les oiseaux ressemblent à des poulets prêts pour la broche et affublés d'un bec d'autant plus énorme que le volume de leur corps a diminué de moitié. Sur les toits,
d'autres araras ayant déjà récupéré leur parure se tiennent gravement perchés, emblèmes héraldiques émaillés de gueules et d'azur. »
« Les jours de fête, les étuis péniens sont surmontés d'un ruban
de paille rigide,
décoré aux couleurs et aux formes du clan, étendards bizarrement portés.
»
« Le chef est toujours dans situation d'un
banquier : beaucoup de richesse passe entre
ses mains mais il ne les possède jamais. Mes collections d'objets religieux ont été faites en contrepartie de cadeaux immédiatement redistribuées par le chef entre les clans, et qui lui
ont servi à assainir sa balance commerciale.
»
Un goût certain du loufoque sous-tend l'écriture sans
que jamais celle-ci se départisse de son exigence de précision.
Le travail du verbe rend avec tous les moyens dont il dispose
la réalité de l'autre, il l'étoffe par les images qu'elle suscite au contact des facultés de l'investigateur - parmi les ressources de l'observateur la moindre n'étant pas l'imagination.
L'imagination n'est pas seulement l'ingrédient de
la fiction ou du fantastique, elle se propose ici comme
support du
réalisme descriptif.
Celui-ci puise au magasin des comparaisons et des analogies, et il s'accommode fort bien
du baroque.
« Les habitants se glissent hors de
leurs demeures comme ils se dévêtiraient de géants
peignoirs d'autruches. »
« Habitations mettant en œuvre des
matériaux et des techniques connues de nous par
des expressions naines : car ces demeures, plutôt que bâties, sont nouées, tressées,
brodées. »
« Avec une application d'habilleuse,
des hommes à carrure de portefaix se transforment
mutuellement en poussins, au moyen de duvet collé à même la peau. »
Du récit à l'étude
Pour saisir
la disposition spatiale du village, nous sommes ensuite placés
à la verticale de l'objet. Le descripteur adopte le point de vue
du cartographe.
Des maisons on abstrait
ce qui les constitue - bois et autres fibres végétales -, pour observer leur
juxtaposition en cercle, autour d'une
construction centrale plus vaste - celles-là à usage familial, celle-ci destinée
aux seuls hommes.
Le tracé du village est saisi dans son interraction avec les relations sociales du groupe,
avec sa structure d'alliances, de différences, d'échanges au sein de la communauté.
La disposition spatiale constitue pour les habitants un
rappel permanent de la structure sociale.
« Les missionnaires salésiens de la
région du Rio das Graças ont vite appris que le plus
sûr moyen de convertir les Bororo est de leur faire abandonner leur village pour un autre
où les maisons sont disposées en rangées parallèles. Désorientés, privés du plan qui
fourni un argument à leur savoir, les indigènes perdent rapidement le sens de leurs
traditions, comme si leurs systèmes social et religieux étaient trop compliqués pour
se passer du schéma rendu patent par le plan du village et dont leurs gestes quotidiens
rafraîchissent perpétuellement les contours. »
Lorsque le voyageur est remis de ses premières émotions, il se met à compter,
à baliser, à subdiviser l'espace selon ses fonctions. L'exposé devient académique dans le bon sens du terme,
universitaire, technique, soutenu par des règles et des méthodes, jalonnant et jalonné.
Fluidité thématique
Partant du concret, le parcours thématique du chapitre
Bons sauvages s'en éloigne (l'auteur propose alors une mise en ordre dans un agencement de lignes de force) puis y retourne (contact plus rapproché avec la pulsation de l'immédiat).
D'abord poétique et quelque peu kaléïdoscopique,
en accord avec la désorientation du nouvel
arrivant assailli par une quantité impressionnante d'informations, la description
s'intéresse à la physionomie, à l'habitat et aux parures de ces hôtes plutôt
débonnaires - c'est le cas de l'ensemble de la communauté, à part un chef un peu hautain et
un sorcier quelque peu renfrogné.
On passe ensuite à la géographie du village,
puis de celle-ci à
la structure sociologique qui s'y appuie
(
moitiés complémentaires reliées par des mariages
exogamiques croisés et des obligations de services réciproques ; clans qui redécoupent
les moitiés ;
héritage matrilinéaire...).
A partir de symboles marqueurs d'appartenance, on revient ensuite aux objets matériels sur
lesquels ces symboles s'inscrivent et qu'ils décorent.
Le chapitre se termine par un retour au spectacle
ébouriffant de la fureur cosmétique et ornementale des Bororo.
Brassage apparent et reproduction sociale
Pour finir, j'évoquerai deux passages du chapitre suivant, Les vivants et les morts.
Le premier traite d'une classification qui structure la mythologie bororo.
Celle-ci comporte deux figures complémentaires. L'une jaillissante et désordonnée : Tugaré. L'autre plus calme, mieux à même de de pérenniser les entreprises humaines : Céra (prononcer tchéra).
Chaque figure patronne une moitié. Le sorcier appartient à la moitié Tugaré. Le chef du village ainsi qu'un important sacerdote sont de la moitié Céra.
Enfin, la note sur laquelle Lévi-Strauss suspend notre voyage à ses côtés.
Il défait l'impression idyllique que nous pourrions retirer de ce séjour. La société bororo ne serait pas un creuset de sincérité et d'innocence, elle connaîtrait en effet un usage intéressé, une instrumentalisation de certaines appellations qui coiffent la connaissance que la tribu a d'elle-même, ceci afin de masquer la position privilégiée qu'occupent certains membres du groupe.
Après le plan du village fourni au chapitre précédent, le graphisme est de nouveau mis à contribution.
Un schéma synthétise non plus une apparence
mais la structure sous-jacente.
Dans ce schéma le
niveau social apparaît, alors qu'il est absent des classifications explicites, notamment de la division de la tribu en moitiés Céra et Tugaré.
Les grandes divisions explicites ont des rapports de réciprocité. La principale institution de cette solidarité est le mariage croisé. Un ou une Céra épouse forcément une ou un Tugaré. Or, réalité non-dite, chaque moitié qui devrait être homogène, portant le même nom, est traversée par des inégalités. Et les mariages bororo qui prétendent croiser le divers unissent en fait l'homogène. Ils traversent les moitiés mais se contractent entre sous-groupes de niveau similaire.
L'unité affirmée de chaque moitié peut être comparée au culte de la nation et au chauvinisme sportif, qui, dans les sociétés mondialisées
refoulent l'importance des classes sociales. Mais, si nos cultures et le pays bororo disposent également de ressources qui masquent les divisions sociales, le second possède un perfectionnement que nos sociétés n'ont
pas : la mise en scène d'une division fictive transcendée par le spectacle d'un croisement d'apparat.
Après avoir assisté à un long et complexe rituel d'obsèques mobilisant toutes les ressources des solidarités bororo, Lévi-Strauss ressent une impression de tromperie.
« Je ne puis écarter le sentiment que l'éblouissant cotillon métaphysique auquel je viens d'assister se ramène à une farce assez lugubre. »
« Dans une société compliquée comme à
plaisir, chaque clan est réparti en trois groupes : supérieur, moyen et inférieur. »
« Sous
le déguisement des institutions fraternelles, le village bororo revient en dernière analyse à trois groupes qui se marient toujours entre eux. Trois sociétés qui, sans le savoir resteront à jamais distinctes et isolées, emprisonnées chacune dans une superbe dissimulée même à ses propres yeux dans des institutions mensongères. »
Un livre fleuve au cours débordant
Ces notes viennent après une relecture... Dans cette nouvelle lecture j'ai prêté attention à des éléments d'abord négligés.
La richesse de Tristes Tropiques est peu délayée, d'une densité parfois extrême qui justifie le revisionnage.
Les repères géographiques sont loin d'être appuyés.
La chronologie du voyage (L'or et les diamants) passe parfois d'un présent ou d'un imparfait de répétition (comme si le trajet avait été effectué plusieurs fois) au passé simple.
Les articulations sociologiques ou historiques ne sont pas toujours limpides. On sait que la tribu visitée par Lévi-Strauss fut l'objet des sollicitations d'une mission chrétienne, que celle-ci a abandonné le terrain et que les âmes autochtones ont été rendues au paganisme. Mais aucun éclaircissement sur les modalités de cette confrontation et de son issue.
Pour l'essentiel, les aspects narratifs, descriptifs et discursifs de Les vivants et les morts sont clairs et cristallins. Pourtant, après deux ou trois lectures j'avais encore du mal à saisir la matérialité et l'origine des différences sociales que les rituels et les divisions-solidarités explicites visent, selon Lévi-Strauss, à occulter. C'est que la critique de l'idéologie bororo a lieu à la toute fin de Les vivants et les morts (pp 282-284 de l'édition de poche), alors que la
caractérisation des inégalités se trouvait au milieu de Bons sauvages (pp 59-260), au sein d'une classique étude ethnologique aux charmes de laquelle j'ai été d'abord peu sensible. Or, l'assimilation de ce passage était indispensable pour saisir du morceau de bravoure critique final.
Richesse et pauvreté en pays bororo
Certains traits de
prospérité individuelles existent chez les Bororo, par exemple dus, chez tel ou tel, à une dextérité artisanale particulière, mais ils ne donnent pas lieu à
transmission patrimoniale. Par contre, des éléments du patrimoine "héraldique", mythique, chorégraphique, sont réservés à certains clans ou parties de clans,
et sont inégalement distribués. Dans la culture indigène, c'est cette seconde catégorie de biens (symboliques ?) qui constitue la
vraie richesse.
« De ce point de vue, les différences entre clans
sont énormes : certains sont luxueux, d'autres sont minables ; il
suffit d'inventorier le mobilier des huttes pour s'en convaincre. Plutôt que
riches et pauvres, nous les distinguerons en rustiques et raffinés. »
N'ayons pas
peur, contrairement à l'auteur de
Tristes Tropiques,
d'être un peu lourd et redondant, et de rappeler que ces différences sont
gommées - lissées - par l'importance
officielle des moitiés qui
cachent sous des fonctions rituelles similaires et une communauté de nom (Céra d'un côté, Tugaré de l'autre) des inégalités internes. Ce marquage assume ainsi un rôle
idéologique - l'idéologie étant ici ce qui permet à
un groupe supérieur de masquer l'arbitraire ou même la réalité de ses
privilèges, et conduit un groupe inférieur à perdre de vue ce qui pourrait nourrir son
ressentiment.
Traité au sein d'un gros
ouvrage très
extensif parmi d'autres matières d'égale importance, ce sujet mériteraient peut-être à lui seul un exposé plus
approfondi, plus
intensif
[3].
Notes :
[1]
Les expéditions de Lévi-Strauss concernent
les limites nord du bassin du Rio Paraguay, non loin de la Bolivie.
[2] Cette recomposition de la perception a des antécédents dans plusieurs passages
d'À l'ombre des jeunes filles en fleurs.
Proust y applique le même type de traitement au même type d'objets.
« Le soir, quand j'attendais le moment de partir avec
Saint-Loup, il m'était arrivé, grâce à un effet du soleil, de prendre une partie plus
sombre de la mer pour une côte éloignée, ou de regarder avec joie une zone bleue et fluide
sans savoir si elle appartenait à la mer ou au
ciel. »
Le peintre Elstir, que le narrateur rencontre dans cet épisode,
développe des recherches esthétiques dans cette veine. Dans sa peinture, il voile volontairement les discontinuités spatiales, il télescope le proche et le lointain, en une recherche méthodique et paradoxale qui questionne les repères géométriques et transgresse les routines du regard.
« C'est par exemple à une métaphore de ce genre
- dans un tableau représentant le port de Carquehuit qu'il avait terminé depuis peu de jours
et que je regardais longuement - qu'Elstir avait préparé l'esprit du spectateur en
n'employant pour la petite ville que des termes marins,
et que des termes urbains pour la mer. »
Ce n'est là qu'un exemple de l'affinité de Lévi-Strauss avec la sensibilité analytique de
Proust. Il arrive fréquemment qu'il
reconnaisse dans le monde réel l'univers
sensible de ce prédécesseur.
[3] Au moins deux autres textes du Maître traitent entre autres des règles de mariage et
d'alliances des Bororo : Les structures sociales dans le
Brésil central et oriental (1952) ; Les
organisations dualistes existent-elles ? (1956). Ces deux textes font
partie du recueil Anthropologie structurale.
Impression très personnelle : l'ennui que j'ai pris à mal
lire ces textes très techniques n'a été récompensé par aucun
enrichissement tangible par delà l'aperçu déjà acquis à la lecture de Tristes Tropiques.