«Commençons par
un petit paradoxe. »
« Je révère l'opinion de Poe, nul vestige d'une philosophie ne transparaîtra ; j'ajoute qu'il la faut, incluse et latente. »
L'approche choisie ici correspond à un usage extra-artistique de Marcel Duchamp. Je situe Duchamp a) dans la sagesse et l'aventure de vie, b) dans la littérature et la poésie.
En considérant Duchamp d'un point de vue littéraire, en voyant en lui un capital écrivain je n'ai pas l'impression de le manipuler, mais au contraire d'emprunter une voie plus compréhensive et plus intéressante que les annexions par les institutions artistiques dont il est l'objet. Il mentionne lui-même Mallarmé et Roussel comme déterminants dans son évolution. Quantitativement, ses créations verbales s'équilibrent avec la part graphique de son ouvrage, et souvent les deux ne font qu'un. — Une intention dramatico-philosophique (ludique et spéculative) domine l'ensemble de l'uvre.
En vérité, le moment verbal est en unité avec le moment graphique et/ou tridimentionnel. — Ou plutôt, pas de manifestation graphique (visuelle au sens large) qui n'aille de pair avec une création verbale. Celle-ci consiste parfois en une formule. Dans le cas du Grand verre il s'agit d'une véritable épopée cabalistique. — L'inverse n'est pas vrai. Mainte duchampisterie n'est que textuelle, purement texticulaire, les effets spéculatifs et spéculaires chers à l'auteur s'en tenant alors au singulier infini des dissonances/assonances phonético-sémantiques.
Le rédimède n'est pas une pelle. La pelle est le faire valoir de son titre, ou du moins les deux sont-ils sur un pied d'égalité. — Le titre n'est pas un titre, mais le membre verbal d'une entité binôme.
Concours de deux registres. Recours simultané au verbal et au visuel. D'autres types de juxtapositions ont été proposés par Marcel Duchamp : tact et vue, bi-linguisme, néo-grammaire, confrontation sérieux-trivial, rencontre calculée ou laissée au hasard, assemblage de la préméditation et du hasard, moments in vitro suivis de moments in vivo, etc. — La déflagration proposée correspond à ce que Pierre Reverdy théorisait sous le concept d'image poétique — ce que Lautréamont avait déjà exprimé dans une formule poétique à valeur de manifeste devenue fameuse.
Voir André Breton, Signe ascendant (1947) — L'auteur y illustre la théorie de Reverdy — celle de l'image poétique — dans un parcours allant du Cantique des Cantiques à Apollinaire, en passant par Bashô, auteur de haïkus avec piment et libellule. La libellule est un piment modifié. L'esprit du ready-made existait déjà dans le Japon du XVIIe siècle !
Précédé ou non, Duchamp déplace, réintroduit, pondère, court-circuite. — Une pelle est associée In advance of the brocken arm / En prévision du bras cassé...
Une cage pleine de faux morceaux de sucre en marbre avec thermomètre et os de sèche est confrontée à la formule Why not sneeze Rrose Selavy ? / Pourquoi ne pas éternuer, Rrose Selavy ?...
Un moulage en bronze vague ment phalloïde va avec Objet dart.
Sans son titre le moment tridimensionnel de l'objet dart est orphelin et moins intéressant. Sans sa Boîte verte (compilation en fac-similé des notes et des études) le Grand Verre existe moins.
Marcel Duchamp n'est encapsulé dans une histoire de l'art annonçant les pompes creuses de l'art contemporain, il n'incarne le paradigme de l'ultra-artiste (formule de magazine) qu'au prix d'un contresens.
Pour une part, pseudos historiens de l'art et critiques enchantés se démènent en discours inflationnistes vis à vis de productions dérisoires. Inversement, leurs commentaires annexionnistes vident de toute pertinence certaines expressions vitales (et singulièrement celle de Duchamp). — Le préposé au culte gonfle le nul et affadit l'intense. — Le scribe appelle sur lui la moquerie lorsqu'il oublie l'essentiel : que l'histoire (discipline philologique et art du questionnement) implique une distanciation, un cadre d'objectivité (une méthode sans laquelle elle n'est qu'idéologie). Une critique authentique est incompatible avec l'allégeance à une institution ou à un milieu. La lubie et l'idéologie sont licites, pourquoi pas, mais il est malhonnête d'occulter leur fragilité sous un emballage imposant.
Un filon éditorial propose l'histoire des grands personnages. Mais l'appellation biographie (avec ses deux radicaux grecs qui font sérieux) est souvent le masque d'un parcours idéologique parmi des témoignages mal vérifiés, des traces de vie et des discours déjà vus, selon une sélection et une hiérarchie arbitraires. La plupart des biographes sont dans la pire posture qui soit pour comprendre de qui ils parlent, et sont incapables d'inventer une question nouvelle. Ils sont dans le tout fait en série vis à vis duquel Duchamp n'a eu de cesse que de s'en séparer, par l'écart (qui est une opération). — Devant une récente biographie de lui, une question s'impose à chaque page : comment un-e colporteur-trice du lieu commun, voyant tout au prisme du lieu commun, peut ne pas réaliser le ridicule de traiter ainsi celui qui, plus de tout autre, a fait valser (valdinguer) l'idéologie, a tiré les tapis sous les pieds de la coyance naïve, a chaviré les appellations sécurisantes. — En ce qui concerne Duchamp, officiants et théologiens du culte artistique, arbitres du marché, sont les agents d'un rapt symbolique. — Leur méfait est en partie de bonne foi, car ce n'est pas sciemment qu'ils travestissent son propos (qu'ils travestissent le travesti). Son souci les dépasse, il leur est inaccessible. La pensée et l'esthétique de vie de Duchamp (à bruit secret) sont pour eux inconcevables car elles signifient tout à la fois leur condamnation et celle de la culture telle qu'ils se la représentent. Loin d'en faciliter l'accès, ils le vident de son contenu, projettent sur lui des intentions superficielles et en exhibent une approximation sans intérêt.
L'art contemporain est une institution obscurantiste. Marcel Duchamp fut l'enfant phare.
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