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Après Quissac  

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 Critique du paysage / vue documentaire

Après Quissac  

À Christine
qui m'a incité à
raconter ce voyage

Une demie-heure après Nimes, me voici sur la départementale qui relie Quissac à Anduze.

Le paysage est nouveau pour moi, car c'est le plus souvent dans la direction du Vigan que je m'oriente à la sortie de Quissac.

Ce présent de répétition est mal choisi, car j'aime à varier les trajets et n'ai pas de vraies habitudes.
Au cours de précédents voyages, j'avais déjà considéré le panneau Anduze sans qu'il réussît jusqu'à ce jour à me convaincre de le suivre.

La route ondule sans véritables montées ni véritables descentes, pas de lacets mais des courbes larges produisant de lents effets de forces centrifuges. Quelques faux plats en descente succèdent à quelques faux plats en montée et le niveau moyen reste le même, guère plus élevé que celui de la mer. Le tout donne à la conduite un agrément comparable à une attraction foraine qui aurait, pour une fois, choisi de flatter un désir de douceur.

Les maisons de pierres des hameaux-carrefours que je traverse n'ont pas ce côté rustique que je rencontrerai plus haut. Les corps de fermes sont courts et adoptent les proportions de petites villas. Les habitations sont flanquées de remises, bordées de jardins (souvent limités à quelques plates-bandes contre la façade, lorsque l'espace devant la maison est davantage une cour qu'un jardin). Pas ou peu de ces pavillons au rabais quoiqu'ornementaux qui déparent trop souvent la périphérie des vieux villages (comme si vieux était définitivement synonyme de beau et nouveau de laid, selon les apories de cette époque, de ce temps où je vis mais qui n'est pas le mien). Entre les hameaux : des vignes et des pinèdes sur sol  sableux.

Nous sommes aux franges ouest de la basse vallée du Rhône.

D'Anduze à St-Jean-du-Gard

L'arrivée à Anduze me surprend par un aspect des lieux plus avenant que le souvenir que j'en gardais. Mais je n'avais jamais abordé Anduze par le sud, par journée claire et printanière. En entrée de ville : quelques bâtiments industriels désaffectés et recyclés en entrepôts, peut-être les dernières filatures encore en activité jusqu'aux années soixante-dix.

Le Guide Michelin

Mes faibles connaissances sur cette partie du Gard proviennent d'un guide Michelin des années cinquante que je trimbale avec moi, vieux et jauni mais non sans valeur à mes yeux. J'en aime et apprécie les schémas géologiques (que je n'hésiterais pas à qualifier d'impeccables dans leur graphisme didactique). La partie descriptive fournit des repères, alors que les commentaires et les conseils touristiques ont un côté désuet qui parlent du temps où ils furent publiés — Les guides Michelin réfractent leur époque plutôt qu'ils ne la signalent, ils sont la Défense et Illustration d'une idéologie lénifiante qui n'est pour moi ni sans saveur ni sans intérêt.

Platanes

Bref, Anduze n'est pas si triste que je le croyais. Il convient de se garder des classifications rapides, ne pas prétendre connaître un lieu avant d'y être revenu dans des conditions, sous des lumières et à des saisons diverses.
Je laisse sur la droite la géante muraille-falaise emblématique de la localité (qui avait sans doute contribué à l'image sévère que j'en gardais) et au pied de laquelle le Gardon, rivière de faible hauteur d'eau mais tumultueuse, roule ses alluvions. La route adopte une déclivité ascendante peu marquéee mais continue, indiquant l'entrée imminente dans la formation montagneuse.
En bordure de route et de rivière, tant que la zone d'influence de la ville se fait sentir, des platanes vénérables prodiguent ombrage et décorum. Ils sont soutenus dans cette double mission par d'autres essences devenues citadines par excellence, et ce depuis leur acclimatation en nos contrées — ainsi le marronnier dit d'Inde.
Ensuite, le lit du Gardon se resserre en gorge, et c'est un paysage de maquis qui s'accroche aux escarpements.

Perspective cavalière

Sur plusieurs kilomètres la montée ne faiblit pas, la plaine méditerranéenne n'a plus cours, l'emprise des conifères s'accentue, des conifères qui évoquent de tout autres climats que la plaine à cigales ou les collines en vue de mer. Et ce, bien que la mer reste visible, certainement, des éminences alentours... De même que le Massif central est visible — bande bleutée d'outre-Rhône — des surplombs occidentaux des Alpes, et réciproquement. De même qu'en Provence, de la Sainte-Baume vous embrassez, au sud : les massifs de Marseilleveyre et du Puget surplombant la mer, et au nord : la sainte Victoire qui voit le Ventoux..., lequel Ventoux dialogue, au midi, par delà de la plaine alluvionnaire, avec la plaine liquide, alors qu'au levant il contemple les Alpes et que son flan ouest entretient avec le Mont Aigoual le meilleur des commerces gargantuesques. D'où : France du Sud-paradis des tables d'orientation ! (J'ignore si la Corse est jamais visible par temps limpide à partir de quelque sommet continental)
Je suis dans la Cévenne. La porte, de ce côté, se nomme Saint-Jean-du-Gard, comme, quarante kilomètres à l'ouest, elle s'appelle Gange ou Le Vigan, et quarante kilomètres au nord La Grand-Combe.

Derniers platanes ?

Je double un camion de baba cool aménagé en camping-car, que le chauffeur, très cool et souriant, rabat sur l'accotement afin que je puisse le dépasser plus facilement. Le centre-ville de Saint-Jean-du-Gard, que je laisse sur ma gauche, subit un afflux d'étrangers. Le parking, sous les platanes, est pris d'assaut. Ce sera quelque foire à la brocante ou festival équinoxial.
J'entre dans la Cévenne. Cap vers là où je ne pourrai plus, d'aucune hauteur, voir ni la mer, ni même le mont Aigoual qui, de ses 1 300 mètres est un balcon sur la frange maritime et la mer, à cent kilomètres de distance. Cap au delà des Cévennes. Cap vers... une Terre promise aux atours austères et à la générosité qui se mérite.
Mais il ne s'agit encore que de traverser le repli cévenol, où l'écorce terrestre s'est à plaisir plissée, surélevée, où jaillissent les crêtes et où s'engouffrent les vallées - paysage contrarié, et pour moi un peu contrariant. Mais ce qui limite à mes yeux, je crois, l'attrait des Cévennes, c'est que ce n'est pas assez loin.


La poétique de l'espace


Je n'irai pas jusqu'en Auvergne. Mon trajet s'arrête aux confins du Midi, mon but se trouve dans ces marches d'Occitanie, sur une zone frontière qui maintient son caractère jusqu'à ce jour inaltéré dans son flirt avec Nulle Part.
C'est - accessoirement et à peu près - à l'intersection et sur une périphérie de quatre régions administratives : Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon, Auvergne, Rhône-Alpes - dont font partie les départements voisins d'Ardèche et de Haute-Loire - que tend mon voyage. Un tropisme stellaire y est présent dans lequel la montagne ne compte pas pour rien - moyenne montagne en l'ocurrence, ce qui ne la rend pas moins rude.
Cette région (ou dois-je dire cette contréee, ce pays ?) - paradoxe - garde pour moi avec la Grande Ville d'où je viens, et de laquelle je ne prétends pas cesser d'être, une puissance commune - par delà mille contrastes -, puissance d'être baudelairienne, qui me permet d'être moi dans un risque (ou un luxe) de dissolution. Il s'agît d'une force qui me certifie que j'existe alors que mon corps se prête et résiste à sa dérive dans le courant des foules humaines et des déferlements migratoires, tout autant que dans les flux athmosphériques. La Grande Ville a des nuits minérales et labyrintiques, ataviques et déclassantes. L'Outre-Cévennes et l'Infra-Auvergne : Gévaudan, Grands-Causses et Petits-Causses, Rouergue, Aubrac, Lozère, Aveyron ! ont aussi leurs nuits minérales et labyrintiques, ataviques et déclassantes.
De ces nuits ont parlé mieux que personne, en des contrées lointaines mais apparentées, en une époque qui fut aussi celle de Baudelaire, les Brontë. Huthering Heights (Les Hauts de Hurlevent) d'Emily est un poème des Landes à bruyères et des déchaînements climatiques. Quant à Charlotte, elle était si fascinée par la Grande Ville que, dans une oeuvre débridée de jeunesse, elle en inventa une : Verdopolis, capitale de l'Afrique et Ville par excellence (" ... les rues, les places, les ruelles de Verdopolis, la présidence de son dôme, l'affairement de ses quais, et cette marée humaine qui sans refluer jamais inonde toutes ses artères... "). Ces deux polarités - plateaux désertiques et marées humaines - ressortissent également du romantisme de ces filles des Landes intérieures, femmes des foules et des tumultes, des transes environnementales au milieu desquels l'être et l'esprit rayonnent vers le silence très habité des abîmes intérieurs.

Contraintes d'organisation

Si je ne cite pas le Lot-Quercy dans l'énumération précédente c'est surtout pour des raisons pratiques. Venant de Marseille et ayant encore des attaches avec cette ville, y habitant encore, le Lot reste difficilement intégrable pour moi dans la vie quotidienne ou pour des séjours fréquents. Je sais aussi que s'y loger coûte plus cher qu'en Lozère ou dans l'Aveyron, que le climat y est plus doux et que l'ambiance y est moins fortement rurale. J'aurais aussi bien pu mentionner le Cantal, qui ne reste hors-champ que par mes contraintes marseillaises. Si le sud du Cantal correspond en lattitude et en paysage avec le nord de la Lozère et de l'Aveyron (ces trois départements partagent un même plateau volcanique : l'Aubrac), vu des Bouches-du-Rhône, Aurillac est sensiblement plus déporté vers le nord-ouest comparé à Mende, et donc un peu trop loin.

De quelque fond primitif

J'ai idée de m'offrir un supplément gratuit, un bonus latéral : une reconnaissance dans la zone que bordent, au sud, la route que j'emprunte aujourd'hui (Anduze-Saint-Jean du Gard-Florac) et celle, plus au nord, que j'avais suivie lors d'un précédent voyage (Alès-la Grand Combe-Florac). Les paysages que j'avais longés quelques semaines plus tôt faisaient pressentir un terrain peu colonisé, avec des réserves forestières escarpées. L'emprise des conifères que j'avais constatée donnait à cet endroit un aspect peu avenant mais correspondant, pour une part, à des fantasmes de robinsonnades, de campement à flanc de montagne, de hamac suspendu, de cabanette de fortune que, quelques semaines après sa construction pour une première nuit expérimentale, je retrouverais, lors d'un passage ultérieur, intacte ou légèrement dérangée par l'action du vent ou de quelque sanglier curieux.


Montagne


La route fait maitenant de gigantesques lacets parmi les sapins (ou autres essences apparentées non identifiées par moi - épicéas ? pins sylvestres ?). Le ruban d'asphalte tire des bords parmi les rochers sur lesquels la montagne dégorge d'eau de fonte. C'est le printemps mais des restes d'hiver seront de plus en plus sensibles au fur et à mesure que j'avancerai vers le nord et la prégnance de l'altitude (vers ces massifs et plateaux qui condensent le froid et le retiennent jusque dans les vallées qui les sectionnent). Je stoppe dans un renfoncement de la route. D'une cascade éphémère, je remplis plusieurs fois un gobelet et avale avec un plaisir un peu cérémonial de ce condensé liquide de la montagne. J'en accorde aussi un peu au circuit de refroidissement de la voiture. L'air est vif mais contient, dans une même parcelle, le feu d'un soleil éclatant. Le vent répand une rumeur immense et sourde. Mais la nature compose avec la civilisation motorisée, et de celle-ci me parvient un échantillon caractéristique : gonflant puis s'estompant, mais plus fort à chaque réapparition, le pétard d'un essaim motocycliste monte vers moi. Une bande de scarabées hurleurs va doubler mon point de halte. Je veille à ne manifester à leur égard aucune curiosité, m'incorporant dans une indifférence hautaine, vidant mon gobelet d'eau glacée et contemplant, tel le personnage d'un tableau de Caspar David Friedrich, d'un oeil vague et aborbé, la profonde vallée en contrebas.

Lacunes et compléments

Le bruit des moteurs deux temps se fond dans la rumeur du vent plus rapidement qu'ils ne l'avaient fait à envahir l'amphitéâtre naturel - signe que la route tourne autour du relief, ou, plus probablement, redescend aussitôt franchi un col proche. Je remet en marche et - confirmation de l'hypothèse -, ne suis pas long à franchir le col attendu. Celui-ci, comme de coutume, est flanqué de quelques maisons. Il est rare qu'un col, de par sa nature stratégique, ne soit agrémenté de quelque hameau de col, ou, à tout le moins, de quelque bâtisse particulière - abri utilitaire (transformateur électrique ou autre cubicule), à moins qu'il ne s'agisse d'un préau touristique avec ses cartes des randonnées et des points remarquables, sans oublier les consignes de sécurité avec leurs logos pour analphabètes.
La descente est aussi douce que l'ascension fut abrupte. La route - la Corniche des Cévennes - suit le fil de l'échine montagneuse. La vison côté sud (gauche) est comme corroborée, au loin, par les neiges du Kilimandjaro régional : le mont Aigoual (que j'identifie désormais sans hésitation), alors qu'au nord (droite) le regard qui cherche l'horizon se heurte, à quelques quinze kilomètres à vol d'oiseau, à une barrière sans grâce, un flanc cévenol bien obtus et bien retors. Derrière cette barre doit logiquement courir la route Alès-Florac... Peu à peu, je complète le puzzle de ma cartographie personnelle, mi-territoire parcouru mi-vue embrassée au moins une fois, le tout formant une base de données mentale : mon Parc des Cévennes et des Grands Causses à moi, qui, puisqu'il est à moi, s'étend jusqu'à l'Aubrac. Topographiquement, les deux vallées sont comparables, mais celle du nord - c'est patent - apparaît moins civilisée, plus sévère, avec même un quelque chose de désolé (confirmant ma supposition d'une zone faiblement habitée dans ces parages). La sapineraie s'étend, elle y domine la châtaigneraie pourtant caractéristique des paysages cévenols, mais indétectable du point où je me trouve.

Vers l'à côté

Je guette un embranchement sur ma droite vers la vallée austère. Je désire entrecouper le trajet, et, si possible, accomplir la petite exploration de reconnaissance que je m'étais proposée. Il sera d'autre part bientôt l'heure du déjeuner, et j'espère trouver pour cela quelque coin fait sur mesure.
Une voie plongeante m'interpelle discrètement. Je la manque d'abord et dois faire demi-tour pour la réaborder. Les débouchés n'en sont indiqués par aucun panneau mais, après m'être arrêté afin de consulter l'auxiliaire papier indispensable, la carte Michelin n°80, j'ai l'assurance que ce chemin goudronné (plus que route à proprement parler) ne se perd pas dans la forêt mais se connecte au réseau par plusieurs issues.


Petite vallée par temps clair


Descente vers le vallon... Pas tout à fait vide, le versant est peuplé d'un habitat éparse : une petite exploitation, une ou deux fermes reconverties en pieds-à-terre, deux ou trois cabanons. Chaque parcelle est isolée des autres par un repli de terrain et chacune donne sur une portion de désert, le mot étant pris ici dans son ancienne acception de domaine naturel. Quelques véhicules garés portent le numéro 48, symbole néo-héraldique de la Lozère. La néo-colonisation semble autochtone.

Un établissement humain

Au fond de la cuvette, large et accueillant, un plat terrain s'insinue en aval, le long d'une rivière... Un hameau d'une quinzaine de bâtisses y tient ses quartiers. L'ensemble comprend trois fermes en activité, un temple protestant, quelques champs de dimension réduite et une petite plantation de bambous en bordure de pré, aux abords inondables de la rivière. De l'ensemble émane une impression de vie harmonieuse, ni jalouse ni mesquine. Mais ce n'est qu'une impression, et je quitterai cet endroit, tout à l'heure, sans l'avoir complétée d'informations plus solides. Je note néanmoins l'absence de toute clôture. Certes, signe d'un marquage de propriété, un chien aboie de temps en temps. Fut-il alerté par les vibrations particulières de ma voiture ? A-t-il noté l'indice d'une présence d'étranger non identifié ? C'est probable.

Les quatre éléments

Cette reconnaissance s'est faite à pied. Je reviens vers l'endroit où j'ai garé la voiture, juste en-deçà de la colonie, du hameau et de ses dépendances, à couvert, au bord d'un ruisseau qui va, en contre-bas, grossir la rivière principale. Remontant quelques mètres, je découvre une petite cascade digne d'un jardin japonais. Un élargissement du ruisseau inviterait gracieusement à la baignade s'il n'était un peu tôt dans l'année. Même en été, l'onde gardera certainement une fraîcheur saisissante, aujourd'hui, y tremper ne serait-ce que les pieds n'est supportable que quelques secondes. Les rayons du soleil sont à cet endroit le jouet d'une combinaison de filtres, de prismes, de transparences mouvantes. Les cailloux qui tapissent le trou d'eau composent un festival de tous les verts. Le saut d'eau vive défie mon regard qui veut le saisir (seul un cliché pourrait le faire - partiellement, en annulant sa dimension la plus fascinante : sa vibration). Ce flux liquide, lourd et gracile, insaisissable et figé - convulsif -, cambré par la pierre, diffractant le soleil, me donne - l'air de rien - une étourdissante et néanmoins magistrale leçon héraclitéenne.
Puis, tout ça me donne faim et je m'en vais quérir le comestible resté dans la voiture en pataugeant pieds nus dans l'aimable bouillasse répandue sur le chemin d'accès. La forêt restitue de ses pentes l'eau de l'hiver et des dernières pluies.
Sur un pliant de plage, assis devant l'eau plongeante, je goûte de fromage et de pain, mais découvre avec dépit que mon camping gaz ne me servira pas pour l'heure, car j'ai oublié les allumettes, ou - j'avoue les limites de ma mémoire sur ce point - les allumettes ne me serviront pas car j'ai oublié le camping gaz, ou encore - voilà, c'est ça ! - la bouteille du camping gaz est vide, donc pas de café au bord de l'eau.

Journal d'un explorateur

Une visite sur le cours supérieur de ce Nil liliputien me révèle un pont métallique, ou plutôt - carrément - un aqueduc. Plus haut, une citerne - vide - cimentée. A flanc de colline, ça et là, quelques murets faits de pierres plates empilées jusqu'à quelques mètres au dessus du ruisseau.
Je m'attendrais à ce que ces petits ouvrages constituent des terrasses. Mais ce n'est pas le cas. La pente, couverte d'arbres divers - des châtaigners... -, parsemé de plantes de sous-bois et de rives - fougères, muriers... -, n'est qu'à de trop rares et étroits endroits rompue en lopins plans pour étayer l'idée d'anciennes terrasses cultivées.
Plus crédible est l'idée que leur fonction, à ces murets, fut de supporter un petit canal, presqu'une rigole, aujourd'hui comblé. Ils auraient pu, également, soutenir une sente en sous-bois, comptatible d'ailleurs avec un canalet en parallèle.
La route par laquelle je suis venu pourrait n'exister que depuis peu, et faire partie de celles qui renvoyèrent à la friche tout un réseau de voies pédestres séculaires. Ce sentier, à moitié envahi par les ronces, aurait été, jadis ou naguère, la voie normale pour communiquer avec la Corniche des Cévennes. Cette voie étroite fut en activité et encore aménagée jusqu'à une moitié du XXème siècle. La citerne de ciment l'atteste, ainsi que l'aqueduc de briques et de fer, matériaux industriels s'il en fut.
La citerne aurait été un régulateur d'alimentation en eau destiné à un établissement se situant au tournant de la montagne. Ses vestiges ou son nouvel état (ferme transformée en pied à terre ?) devraient se signaler à ma prochaine exploration, si mes suppositions sont bonnes. S'il est encore investi, cet endroit serait désormais pourvu en eau par une nouvelle voie d'adduction, peut-être contemporaine de la route asphaltée.
Ces réflexions - à vérifier - viennent près coup. Sur place, comme c'est souvent le cas, distrait par mille détails topographiques, végétaux, subjectifs, musculaires, attentif où je posais les pieds, enregistrant grosso modo les données mais sans méthode, je me contentais de questions brouillonnes que j'annonais indistinctement, ou même en restais-je à une perception confuse, en deçà de toute analyse.

Archéologie démocratique (suite du précédent)

Le petit pont qui enjambe le ruisseau repose sur deux piles de briques plus hautes que la longueur du tablier métallique. Celui-ci supporte un canal de trente centimètres de large et un passage pour humains à peine moins étroit. Le tout est rouillé, encombré d'excroissances végétales, de plantes grimpantes. La rambarde, rongée, ne tient plus que par quelques points. Cet artefact s'oppose à la nature qui récupère peu à peu le territoire qu'elle lui avait concédé. Faute de restauration, le petit aqueduc n'en a plus que pour quelques années à tenir debout. En aval, à part les murets, aucun vestige du canal ne subsiste. En amont, et jusqu'à la citerne, des briques forment une rigole encore intacte. Son pourtour est envahi par des plantes frêles mais parfois garnies d'épines - éclaireuses d'une nature auto-cicatrisante -, et c'est en posant les pieds sur ses rebords de briquettes que je progresse jusqu'à la citerne.
Il s'agit d'un bassin en ciment de cinq mètres sur trois. Le lit du ruisseau est à six mètres en contrebas, s'insinuant dans une gorge rocheuse large tout au plus d'un mètre à sa base. Au dessus du bassin, presqu'en surplomb : une châtaigneraie. Pas d'eau dans le réservoir, de la mousse. >Dans un coin de ma base de données, je classe ce lieu comme un bivouac possible, pour une nuit avec lune, en été - sa situation, à l'écart des passages, donnant une bonne garantie de tranquillité.


Petites vallées sous la pluie


Je sors du hameau en voiture par le fond à gauche (vers le nord, je précise cela tant que je conserve un peu de sens de l'orientation, ce qui ne va pas durer). La route suit la rivière vers l'amont (dans l'autre sens elle rejoint certainement Saint-Jean-du-Gard et le Gardon). Je me dirige vers un village dont, au cours d'un voyage passé, j'ai cerclé le nom sur la carte. Ensuite, j'en finirai avec les intermèdes et rejoindrai Florac par voie normale. Je ne peux dire par voie directe, car toutes ces routes de montagne serpentent, se lovent, font du rappel, grimpent à reculons, dévalent à senestre pour mieux conquérir dextre, et vice versa. Les trajets directs sont réservés aux entités célestes : nuées, à coup sûr, et oiseaux, s'ils le veulent bien. Saint-Gilbert-de-quelque-chose me déçoit. Je suppose que mon cercle signifiait simplement l'étape d'un trajet et non un point qui avait soulevé mon intérêt.
Le temps change. Le ciel se couvre et l'air contenu entre deux versants se charge bientôt d'une pluie qui ne semble pas seulement tomber du ciel mais émaner des pentes elles-mêmes, des vallons, des arbres, des cours d'eau. C'est ainsi que je zigzague, que je perds mes repères et l'intuition des points cardinaux. Je traverse des hameaux et d'autres hameaux, deux ou trois, avec quarante pour cent d'incertitude (la différence entre deux et trois). Si je les revoyais sous le soleil, je saurais mieux les compter (sauf sous l'un de ces soleil de plomb qui éparpillent et dispersent tout en éclats). Je me ballade, ou plutôt le relief me ballade maintenant en pleine chataîgneraie. Des hameaux dont le nombre m'égare je retiens les murs de pierre à nu, les toits de lauze épaisse, leurs appentis garnis de tant et tant de mètres cubes (stères) de bûches, les rampes d'accès en pentes raides jusqu'à des maisons non attenantes, faites de volumes assemblés selon une logique aussi justifiée, sans doute, que complexe - aussi complexe que le relief environnant.

Où sont-ils donc, d'où sont-ils donc ?

Quant à la population, il pleut, je la vois peu. Combien de maisons sont ce jour occupées ? Aucune idée sur la part des vrais autochtones - minime, dirais-je - par rapport aux propriétaires et usagers de résidences secondaires. Quant à ces derniers, j'ignore plus encore, s'ils proviennent de l'espace proche, réoccupant des interstices naguère abandonnés par les cousins de leurs ancêtres, dans une espèce de retour aux racines, ou bien s'ils sont de Marseille, de Lyon, ou de je ne sais quel Paris.
Pas de maisons nouvelles ni de ruines, uniquement des habitations traditionnelles bien entretenues ou restaurées. Ici, des pavillons au rabais quoiqu'ornementaux, seraient plus que laids : monstrueux. A tel point que je me plais à imaginer l'effet de profanation comique d'une telle incongruité. Sommes-nous déjà dans le Parc naturel des Cévennes et des Grands Causses, dont l'administration veille avec une vigilance quasi-intégriste sur les normes stylistiques du bâti domestique et professionnel, qui doivent, selon elle, s'accorder à un paysage conçu de manière patrimoniale ainsi qu'à certains critères du sens commun conservatoriste ? Je précise que je ressens, à cet égard - sous réserve de plus ample examen -, un sentiment qui n'est ni négatif entièrement ni enthousiaste totalement, mais ambivalent et réservé, quoique plutôt favorable à ce jour.


Vertige des balcons


En remontant en seconde vers la Corniche des Cévennes, que je rejoins quelques kilomètres en avant du point où je l'avais laissée, je retrouve mes repères, comme si, en quittant ce cloisonné de cuvettes arborées, je m'extrayais d'un micro-climat enchassé dans un petit pays où la pluie sort de terre. Remontant de ce Styx à visibilité réduite, j'émerge sur les hauteurs, dans les splendeurs, parmi les gigantesques proportions dont la nature a doté ces solides montagneux contournées selon les trois dimensions de transparences aériennes. Retour dans la présence d'un ciel qui s'impose par-delà les nappes et amoncellements nuageux, lesquels s'étirent et se disloquent, ses morceaux détachés filant vers leur prochaine destination ou se diluant dans l'Azur fringuant.

Réminiscences néolithiques

Sur la crête, je domine de nouveau, à gauche, une vallée en majesté qui débouche en entonnoir sur la plaine (d'autant plus, sinon visible, car noyée dans la perspective athmosphérique, mais patente, à mesure que, m'en éloignant, je m'élève en altitude), j'abandonne, sur ma droite, une vallée encore suintante de l'ondée, encore voilée de grisaille, disparaissant bientôt dans mon dos et se figeant dans un état dépassé de la journée, lorsque, soudain, une ferme dans le ciel, ou presque, m'impose une rafale de questions qui se résument à celle-ci : que signifie vivre ici, exposés aux sollicitations d'une divinité ne lésinant devant rien pour déployer sa grandeur aux franges de l'inhumain, mais dans une économie terrienne qui extrait ses fruits d'un sol qui semblerait davantage fait pour accueillir un observatoire astronomique, un Stonehenge néo-gaulois, un Delphes ou un Pisco plutôt que les évolutions d'un tracteur et les cahoutchoucs à crampons d'un couple d'exploitants, lesquels (l'habitude aidant) ne sont, sans doute, pas plus tentés que d'autres par un grand saut dans l'infini ?
Après un village en rue nommé Le Pompidou - avec son église du XIIème siècle que signale un panneau - encore un raidillon (le plus abrupt de toute le trajet), puis ce sera la toute dernière portion, un dévalement - un peu comme d'un tremplin de saut à ski - vers la vallée tenue par Florac.
J'opère force mouvements des bras pour suivre les inflexions radicales du ruban d'asphalte, j'alerne les positions du levier de vitesses entre seconde et première.
En lieu de col : un plateau de quelques kilomètres, herbe rase, buis, des rochers affleurant, une station radio bardée d'antennes, des paturages sans paturants.


LA Citadelle et Florac


Puis, l'extrémité du promontoire atteinte, sa limite officiant en balcon, IL jaillit...
Obscur, à cette heure, sur SON versant est, pyramide tronquée, tour, citadelle, ressemblant à ces châteaux d'eau qui, de par le monde, au large des voies rapides, dominent les champs en bordure d'agglomération - et c'est effectivement un château d'eau, non pour mille robinets, mais pour mille rivières : le Causse Méjean. IL se découpe avec la netteté d'une fabrication, mais dans une échelle volumétrique sans commune mesure. IL trône, hermétique, imprenable, hostile même, irréel.
Au pied DU colosse, comme une fermeture éclair, court une rivière, qui, dézippée, permettrait à quelque colosse au carré de détacher LA construction de la surface de la terre, de LA déraciner, de LA livrer à l'apesanteur, ainsi que dans un tableau de René Magritte (c'est là un des motifs fantastiques - un parmi d'autres - qui se proposent lorsque je repense au Causse Méjean tel qu'il m'apparut cet après-midi-là).
Et je dévale, tantôt jouant du frein moteur, tantôt laissant mon véhicule prendre de la vitesse, lesté par son propre poids, dans un effet légèrement euphorisant, jusqu'au pont de pierre qui rejoint Florac.
Flor-acqu - porte du Gévaudan - est construite sur deux cours d'eau alimentés par LE Château d'eau, dont l'un, né dans la falaise, passe sous les maisons avant de réapparaître comme un bassin d'eau vive — mi-canal, mi-rivière — et de rejoindre, un peu plus bas, son confluent, le Tarnon.
Les fermetures éclair qui bordent LE monolithe sur ses cent kilomètres de circonférence sont la Jonte, le Fraissinet, le Tarnon, le Tarn, les trois premiers contribuant à la puissance du quatrième, dont ils grossissent le cours.
De cette petite ville vivante de la vallée — Florac — part l'une des quatre ou cinq voies d'accès que LE plateau concède. Le quartier où se trouve l'embranchement, à l'extérieur de la vieille ville, est un lotissement de pavillons contruits dans les années cinquante, comme il s'en trouve à Rouen, dans le Val-de-Marne ou à Clermont-Ferrand.
L'entrée en ville me demande un effort d'accommodation, ce qui est fréquent dans ce pays de dénivelés, d'éco-systèmes contrastés, qui surprennent les corps itinérants sommés de se réadapter sans cesse à de nouvelles ambiances.
Je suis surpris d'être déjà arrivé.