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Critique du paysage / vue documentaire
Après Quissac
À Christine Une demie-heure après Nimes, me voici sur la départementale qui relie Quissac à Anduze. Le paysage est nouveau pour moi, car c'est le plus souvent dans la direction du Vigan que je m'oriente à la sortie de Quissac. Ce présent de répétition est mal choisi, car j'aime à varier les trajets et n'ai pas de vraies habitudes. La route ondule sans véritables montées ni véritables descentes, pas de lacets mais des courbes larges produisant de lents effets de forces centrifuges. Quelques faux plats en descente succèdent à quelques faux plats en montée et le niveau moyen reste le même, guère plus élevé que celui de la mer. Le tout donne à la conduite un agrément comparable à une attraction foraine qui aurait, pour une fois, choisi de flatter un désir de douceur. Les maisons de pierres des hameaux-carrefours que je traverse n'ont pas ce côté rustique que je rencontrerai plus haut. Les corps de fermes sont courts et adoptent les proportions de petites villas. Les habitations sont flanquées de remises, bordées de jardins (souvent limités à quelques plates-bandes contre la façade, lorsque l'espace devant la maison est davantage une cour qu'un jardin). Pas ou peu de ces pavillons au rabais quoiqu'ornementaux qui déparent trop souvent la périphérie des vieux villages (comme si vieux était définitivement synonyme de beau et nouveau de laid, selon les apories de cette époque, de ce temps où je vis mais qui n'est pas le mien). Entre les hameaux : des vignes et des pinèdes sur sol sableux. Nous sommes aux franges ouest de la basse vallée du Rhône. D'Anduze à St-Jean-du-GardL'arrivée à Anduze me surprend par un aspect des lieux plus avenant que le souvenir que j'en gardais. Mais je n'avais jamais abordé Anduze par le sud, par journée claire et printanière. En entrée de ville : quelques bâtiments industriels désaffectés et recyclés en entrepôts, peut-être les dernières filatures encore en activité jusqu'aux années soixante-dix. Le Guide MichelinMes faibles connaissances sur cette partie du Gard proviennent d'un guide Michelin des années cinquante que je trimbale avec moi, vieux et jauni mais non sans valeur à mes yeux. J'en aime et apprécie les schémas géologiques (que je n'hésiterais pas à qualifier d'impeccables dans leur graphisme didactique). La partie descriptive fournit des repères, alors que les commentaires et les conseils touristiques ont un côté désuet qui parlent du temps où ils furent publiés — Les guides Michelin réfractent leur époque plutôt qu'ils ne la signalent, ils sont la Défense et Illustration d'une idéologie lénifiante qui n'est pour moi ni sans saveur ni sans intérêt. Platanes
Bref, Anduze n'est pas si triste que je le croyais. Il convient de se garder des classifications rapides, ne pas prétendre
connaître un lieu avant d'y être revenu dans des conditions, sous des lumières et à des saisons diverses.
Perspective cavalière
Sur plusieurs kilomètres la montée ne faiblit pas, la plaine méditerranéenne n'a plus cours,
l'emprise des conifères s'accentue, des conifères qui évoquent de tout autres
climats que la plaine à cigales ou les collines en vue de mer. Et ce, bien que la mer reste visible,
certainement, des éminences alentours... De même que le Massif central est visible — bande bleutée
d'outre-Rhône — des surplombs occidentaux des Alpes, et réciproquement. De même qu'en Provence, de
la Sainte-Baume vous embrassez, au sud : les massifs de Marseilleveyre et du Puget surplombant la mer, et
au nord : la sainte Victoire qui voit le Ventoux..., lequel Ventoux dialogue, au midi, par delà de la plaine
alluvionnaire, avec la plaine liquide, alors qu'au levant il contemple les Alpes et que son flan ouest
entretient avec le Mont Aigoual le meilleur des commerces gargantuesques. D'où : France du Sud-paradis des
tables d'orientation ! (J'ignore si la Corse est jamais visible par temps limpide à partir de quelque sommet
continental) Derniers platanes ?
Je double un camion de baba cool aménagé en camping-car, que le chauffeur, très
cool et souriant, rabat sur
l'accotement afin que je puisse le dépasser plus facilement. Le centre-ville de Saint-Jean-du-Gard, que je
laisse sur ma gauche, subit un afflux d'étrangers. Le parking, sous les platanes, est pris d'assaut. Ce sera
quelque foire à la brocante ou festival équinoxial. La poétique de l'espace
Je n'irai pas jusqu'en Auvergne. Mon trajet s'arrête aux confins du Midi, mon but se trouve dans ces marches
d'Occitanie, sur une zone frontière qui maintient son caractère jusqu'à ce jour inaltéré dans son flirt avec
Nulle Part. Contraintes d'organisationSi je ne cite pas le Lot-Quercy dans l'énumération précédente c'est surtout pour des raisons pratiques. Venant de Marseille et ayant encore des attaches avec cette ville, y habitant encore, le Lot reste difficilement intégrable pour moi dans la vie quotidienne ou pour des séjours fréquents. Je sais aussi que s'y loger coûte plus cher qu'en Lozère ou dans l'Aveyron, que le climat y est plus doux et que l'ambiance y est moins fortement rurale. J'aurais aussi bien pu mentionner le Cantal, qui ne reste hors-champ que par mes contraintes marseillaises. Si le sud du Cantal correspond en lattitude et en paysage avec le nord de la Lozère et de l'Aveyron (ces trois départements partagent un même plateau volcanique : l'Aubrac), vu des Bouches-du-Rhône, Aurillac est sensiblement plus déporté vers le nord-ouest comparé à Mende, et donc un peu trop loin. De quelque fond primitifJ'ai idée de m'offrir un supplément gratuit, un bonus latéral : une reconnaissance dans la zone que bordent, au sud, la route que j'emprunte aujourd'hui (Anduze-Saint-Jean du Gard-Florac) et celle, plus au nord, que j'avais suivie lors d'un précédent voyage (Alès-la Grand Combe-Florac). Les paysages que j'avais longés quelques semaines plus tôt faisaient pressentir un terrain peu colonisé, avec des réserves forestières escarpées. L'emprise des conifères que j'avais constatée donnait à cet endroit un aspect peu avenant mais correspondant, pour une part, à des fantasmes de robinsonnades, de campement à flanc de montagne, de hamac suspendu, de cabanette de fortune que, quelques semaines après sa construction pour une première nuit expérimentale, je retrouverais, lors d'un passage ultérieur, intacte ou légèrement dérangée par l'action du vent ou de quelque sanglier curieux. MontagneLa route fait maitenant de gigantesques lacets parmi les sapins (ou autres essences apparentées non identifiées par moi - épicéas ? pins sylvestres ?). Le ruban d'asphalte tire des bords parmi les rochers sur lesquels la montagne dégorge d'eau de fonte. C'est le printemps mais des restes d'hiver seront de plus en plus sensibles au fur et à mesure que j'avancerai vers le nord et la prégnance de l'altitude (vers ces massifs et plateaux qui condensent le froid et le retiennent jusque dans les vallées qui les sectionnent). Je stoppe dans un renfoncement de la route. D'une cascade éphémère, je remplis plusieurs fois un gobelet et avale avec un plaisir un peu cérémonial de ce condensé liquide de la montagne. J'en accorde aussi un peu au circuit de refroidissement de la voiture. L'air est vif mais contient, dans une même parcelle, le feu d'un soleil éclatant. Le vent répand une rumeur immense et sourde. Mais la nature compose avec la civilisation motorisée, et de celle-ci me parvient un échantillon caractéristique : gonflant puis s'estompant, mais plus fort à chaque réapparition, le pétard d'un essaim motocycliste monte vers moi. Une bande de scarabées hurleurs va doubler mon point de halte. Je veille à ne manifester à leur égard aucune curiosité, m'incorporant dans une indifférence hautaine, vidant mon gobelet d'eau glacée et contemplant, tel le personnage d'un tableau de Caspar David Friedrich, d'un oeil vague et aborbé, la profonde vallée en contrebas. Lacunes et compléments
Le bruit des
moteurs deux temps se fond dans la rumeur du vent plus rapidement qu'ils ne l'avaient fait à envahir l'amphitéâtre
naturel - signe que la route tourne autour du relief, ou, plus probablement, redescend aussitôt franchi un col proche.
Je remet en marche et - confirmation de l'hypothèse -, ne suis pas long à franchir le col attendu. Celui-ci, comme de
coutume, est flanqué de quelques maisons. Il est rare qu'un col, de par sa nature stratégique, ne soit agrémenté de
quelque hameau de col, ou, à tout le moins, de quelque bâtisse particulière - abri utilitaire (transformateur
électrique ou autre cubicule), à moins qu'il ne s'agisse d'un préau touristique avec ses cartes des randonnées et
des points remarquables, sans oublier les consignes de sécurité avec leurs logos pour analphabètes.
Vers l'à côté
Je guette un embranchement sur ma droite vers la vallée austère. Je désire entrecouper le trajet,
et, si possible, accomplir la petite exploration de reconnaissance que je m'étais proposée. Il sera d'autre part
bientôt l'heure du déjeuner, et j'espère trouver pour cela quelque coin fait sur mesure. Petite vallée par temps clairDescente vers le vallon... Pas tout à fait vide, le versant est peuplé d'un habitat éparse : une petite exploitation, une ou deux fermes reconverties en pieds-à-terre, deux ou trois cabanons. Chaque parcelle est isolée des autres par un repli de terrain et chacune donne sur une portion de désert, le mot étant pris ici dans son ancienne acception de domaine naturel. Quelques véhicules garés portent le numéro 48, symbole néo-héraldique de la Lozère. La néo-colonisation semble autochtone. Un établissement humainAu fond de la cuvette, large et accueillant, un plat terrain s'insinue en aval, le long d'une rivière... Un hameau d'une quinzaine de bâtisses y tient ses quartiers. L'ensemble comprend trois fermes en activité, un temple protestant, quelques champs de dimension réduite et une petite plantation de bambous en bordure de pré, aux abords inondables de la rivière. De l'ensemble émane une impression de vie harmonieuse, ni jalouse ni mesquine. Mais ce n'est qu'une impression, et je quitterai cet endroit, tout à l'heure, sans l'avoir complétée d'informations plus solides. Je note néanmoins l'absence de toute clôture. Certes, signe d'un marquage de propriété, un chien aboie de temps en temps. Fut-il alerté par les vibrations particulières de ma voiture ? A-t-il noté l'indice d'une présence d'étranger non identifié ? C'est probable. Les quatre éléments
Cette reconnaissance s'est faite à pied. Je reviens vers l'endroit où j'ai garé la voiture, juste en-deçà
de la colonie, du hameau et de ses dépendances, à couvert, au bord d'un ruisseau qui va, en contre-bas, grossir la
rivière principale. Remontant quelques mètres, je découvre une petite cascade digne d'un jardin japonais. Un
élargissement du ruisseau inviterait gracieusement à la baignade s'il n'était un peu tôt dans l'année. Même en été,
l'onde gardera certainement une fraîcheur saisissante, aujourd'hui, y tremper ne serait-ce que les pieds n'est
supportable que quelques secondes. Les rayons du soleil sont à cet endroit le jouet d'une combinaison de filtres,
de prismes, de transparences mouvantes. Les cailloux qui tapissent le trou d'eau composent un festival de tous les
verts. Le saut d'eau vive défie mon regard qui veut le saisir (seul un cliché pourrait le faire - partiellement, en
annulant sa dimension la plus fascinante : sa vibration). Ce flux liquide, lourd et gracile, insaisissable et figé -
convulsif -, cambré par la pierre, diffractant le soleil, me donne - l'air de rien - une étourdissante et néanmoins
magistrale leçon héraclitéenne.
Journal d'un explorateur
Une visite sur le cours supérieur de ce Nil liliputien me révèle un pont métallique, ou plutôt -
carrément - un aqueduc. Plus haut, une citerne - vide - cimentée. A flanc de colline,
ça et là, quelques murets faits de pierres plates empilées jusqu'à quelques mètres au dessus du ruisseau.
Archéologie démocratique (suite du précédent)Le petit pont qui enjambe le ruisseau repose sur deux piles de briques plus hautes que la longueur du tablier
métallique. Celui-ci supporte un canal de trente centimètres de large et un passage pour humains à peine moins étroit.
Le tout est rouillé, encombré d'excroissances végétales, de plantes grimpantes. La rambarde, rongée, ne tient plus que
par quelques points. Cet artefact s'oppose à la nature qui récupère peu à peu le territoire
qu'elle lui avait concédé. Faute de restauration, le petit aqueduc n'en a plus que pour quelques années à tenir debout.
En aval, à part les murets, aucun vestige du
canal ne subsiste. En amont, et jusqu'à la citerne, des briques forment une rigole encore intacte. Son
pourtour est envahi par des plantes frêles mais parfois garnies d'épines - éclaireuses d'une nature auto-cicatrisante -, et c'est en posant les pieds sur ses rebords de briquettes que
je progresse jusqu'à la citerne.
Petites vallées sous la pluie
Je sors du hameau en voiture par le fond à gauche (vers le nord, je précise cela tant que je conserve un peu de sens de
l'orientation, ce qui ne va pas durer). La route suit la rivière vers l'amont (dans l'autre sens
elle rejoint certainement Saint-Jean-du-Gard et le Gardon). Je me dirige vers un village dont, au cours d'un voyage passé, j'ai cerclé le nom sur la carte.
Ensuite, j'en finirai avec les intermèdes et rejoindrai Florac par voie normale. Je ne peux dire par voie directe, car
toutes ces routes de montagne serpentent, se lovent, font du rappel, grimpent à reculons, dévalent à
senestre pour mieux
conquérir dextre, et vice versa. Les trajets directs sont
réservés aux entités célestes : nuées, à coup sûr, et oiseaux,
s'ils le veulent bien. Saint-Gilbert-de-quelque-chose me déçoit. Je suppose que mon cercle signifiait simplement
l'étape d'un trajet et non un point qui avait soulevé mon intérêt.
Où sont-ils donc, d'où sont-ils donc ?
Quant à la population, il pleut, je la vois peu. Combien de
maisons sont ce jour occupées ? Aucune idée sur la part des vrais autochtones - minime, dirais-je - par rapport aux
propriétaires et usagers de résidences secondaires. Quant à ces derniers, j'ignore plus encore, s'ils proviennent de
l'espace proche, réoccupant des interstices naguère abandonnés par les cousins de leurs ancêtres, dans une espèce de
retour aux racines, ou bien s'ils sont de Marseille, de Lyon, ou de je ne sais quel Paris.
Vertige des balconsEn remontant en seconde vers la Corniche des Cévennes, que je rejoins quelques kilomètres en avant du point où je l'avais laissée, je retrouve mes repères, comme si, en quittant ce cloisonné de cuvettes arborées, je m'extrayais d'un micro-climat enchassé dans un petit pays où la pluie sort de terre. Remontant de ce Styx à visibilité réduite, j'émerge sur les hauteurs, dans les splendeurs, parmi les gigantesques proportions dont la nature a doté ces solides montagneux contournées selon les trois dimensions de transparences aériennes. Retour dans la présence d'un ciel qui s'impose par-delà les nappes et amoncellements nuageux, lesquels s'étirent et se disloquent, ses morceaux détachés filant vers leur prochaine destination ou se diluant dans l'Azur fringuant. Réminiscences néolithiques
Sur la
crête, je domine de nouveau, à gauche, une vallée en majesté qui débouche en entonnoir sur la plaine (d'autant plus, sinon
visible, car noyée dans la perspective athmosphérique, mais patente, à mesure que, m'en éloignant, je m'élève en
altitude), j'abandonne, sur ma droite, une vallée encore suintante de l'ondée, encore voilée de grisaille, disparaissant bientôt
dans mon dos et se figeant dans un état dépassé de la journée, lorsque, soudain, une ferme dans le ciel, ou presque,
m'impose une rafale de questions qui se résument à celle-ci : que signifie vivre ici, exposés
aux sollicitations d'une divinité ne lésinant devant rien pour déployer sa grandeur aux franges de l'inhumain,
mais dans une économie terrienne qui extrait ses fruits d'un sol qui semblerait davantage fait pour accueillir un
observatoire astronomique, un Stonehenge néo-gaulois, un
Delphes ou un Pisco plutôt que les évolutions d'un tracteur et les
cahoutchoucs à crampons d'un couple d'exploitants, lesquels (l'habitude aidant) ne sont, sans doute, pas plus tentés
que d'autres par un grand saut dans l'infini ?
LA Citadelle et Florac
Puis, l'extrémité du promontoire atteinte, sa limite officiant en balcon, IL jaillit... |